"Comment vous faites pour supporter ça tous les jours ?"

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Modérer des forums aussi actifs et avec une réputation aussi sulfureuse que ceux de jeuxvideo.com fait peur. Par définition, le modérateur est la personne qui va rechercher le contenu qu'une personne saine d'esprit éviterait. Ainsi, quand des collègues d'autres services ou des visiteurs découvrent notre métier, ce sont souvent les mêmes remarques qui reviennent :

"Comment vous faites pour supporter ça tous les jours ?"
"Et c'est quoi le pire que vous ayez à traiter ?"
"Ouah ... des images comme ça, vous en avez tous les jours ?"
"C'est ... c'est pas trop dur ?"

Plusieurs articles en anglais (ici ou ici, par exemple) racontent que deux salariés de chez Microsoft, qui travaillaient dans la safety team, ont porté plainte contre leur employeur. Leur travail consistait à visionner et transmettre aux autorités des photos et vidéos illégales (pédopornographie, images choquantes notamment sur des enfants ou encore zoophilie). Après plusieurs années de visionnage, ils ont développé un certain nombre de séquelles psychologiques (état de stress post traumatique). Par exemple, l'un d'eux étant particulièrement touché par les images horribles représentant des mineurs, finit par avoir du mal à regarder son propre fils. Il explique avoir une sorte de vidéo qui tourne constamment dans sa tête, avoir du mal à dormir...

Depuis 2009 je modère ce type d'images, et j'ai travaillé avec un certain nombre de collègues qui ont eu à faire la même chose. Sur jeuxvideo.com nous traitons les choses différemment, et bien que le site soit très actif le nombre de contenus ne justifie pas que des personnes soient à plein temps chargées de visionner des images horribles. Pour autant, et bien que ce métier soit passionnant à bien des égards, il est aussi violent. Et pas toujours de la façon qu'on le croit.

 

Violence graphique

C'est la première chose qui vient à l'esprit quand on imagine ce qu'un modérateur peut trouver de pire. Je serai bien incapable de faire une liste de tout ce qu'on peut voir passer, je vous laisse à votre imagination débordante (et dites-vous qu'il existe pire que ça encore). Pour donner un exemple léger, j'aime dire qu'avec le nombre de porno Dragon Ball que j'ai pu voir passer, je pense avoir eu droit à tous les couples possibles pour cette pourtant prolifique série (en incluant les mineurs ou les aliens, soyons fous).

Car même si ces contenus ne représentent que 0.1% (pourcentage pris au pif) de ce qui est posté sur les forums, le total représente plusieurs centaines de milliers de messages postés quotidiennement, avec donc chaque jour de nouveaux contenus à analyser, traiter et potentiellement transmettre aux autorités pour les cas les plus graves.

Est-ce qu'on s'y habitue ? Oui et non. Une certaine forme d'accoutumance s'installe, de fait, notamment vis-à-vis des visuels les plus connus. Pour une image violente qui nous dégoûte au premier visionnage, au bout de quelques mois à se la taper tous les jours elle devient comme une vielle amie que l'on est presque content de retrouver (... presque). "Ah ! Ça faisait longtemps que j'avais pas vu le poulpe !"

Des techniques d'évitement se mettent en place instinctivement : on reconnait facilement les liens suspects, on prend l'habitude de couper le son des écouteurs avant de les ouvrir (gare aux screamers !) et on place instinctivement les doigts sur ctrl+w, pour vite fermer l'onglet en cas de mauvaise rencontre. Enfin, quelques extensions comme Noscript permettent de contourner les pages qui se bloquent et autres scripts envahissants.

Pour autant, même avec bientôt 8 ans de modération, il m'arrive encore d'avoir un haut-le-cœur devant certains types de contenus. La plupart du temps je lèverai à peine un sourcil devant des contenus pourtant horribles, mais d'autres ont toujours du mal à passer. Et c'est également le cas pour les collègues (en tout cas ceux avec qui j'en ai parlé), mais étrangement ce ne sont pas nécessairement les mêmes types d'horreurs qui sont cités. Comme les Pokémon, l'humain à ses faiblesses !

Si nous le vivons dans l'ensemble aussi bien, c'est aussi parce que nous avons une chance par rapport aux modérateurs de chez Microsoft que je citais plus haut : notre tâche ne consiste pas uniquement à traiter des images répugnantes. Nous avons également à regarder des messages uniquement textuels, ou à effectuer d'autres tâches sur les réseaux sociaux ou les espaces contributifs du site (une bonne partie de mon temps est consacrée à Twitter, par exemple). Les rôles sont répartis de façon à éviter la surdose, et si quelqu'un n'en peut plus il peut toujours compter sur un collègue pour le suppléer.

Mais comme je le disais en intro, les images ne sont pas nécessairement ce qu'il y a de plus violent à traiter.

 

Violence psychologique

Une image, ça s'efface vite de l'écran. Une idée peut être beaucoup plus insidieuse. Il est loin l'Internet gentil et guilleret des années 90, avec ses gif animés moches et ses conversations soit très infantiles, soit très sérieuses. Le web est désormais un miroir de la société et les propos les plus violents se banalisent. Et nous sommes en première ligne.

Indirectement d'une part, lorsque nous avons à lire une pluie de propos haineux. Je vous laisse imaginer l'état d'esprit dans lequel on peut se trouver après plusieurs heures passées à traiter des messages signalés pour le motif "Discriminations / incitation à la haine". Toutes les catégories de population y passent, avec parfois un niveau de détail qui oblige à bien connaître des situations complexes (géopolitiques, médicales ...).

Pour donner un exemple concret, modérer pendant une vague d'attentat est particulièrement éprouvant. La télé allumée pour suivre l'actualité, parfois en étant sans nouvelles d'un proche qui habite dans le coin où ça se passe, il est pourtant primordial d'être sur le pont pour éviter tout débordement. La tension est exacerbée par l'actualité, les propos partent dans tous les sens, les messages défilent rapidement, et il faut garder la tête froide. À ce sujet, je vous invite à lire cet article, publié à la suite les attentats de Paris de novembre 2015, où une modératrice travaillant pour des sites de presse a vécu quelque chose de similaire.

Dans un tout autre registre, la difficulté peut parfois venir de choses qui paraissent anodines. J'ai souvenir de ce collègue qui s'est trouvé très marqué à cause d'une théorie du complot qu'il a lu et dont il a modéré les échanges. Et quand je dis qu'il s'en est trouvé accablé et démoralisé, ça n'est pas une figure de style. 

Et pour rester dans le même ordre d'idée, la grande détresse de certains utilisateurs qui vont jusqu'à annoncer vouloir mettre fin à leurs jours peut être poignante. Rien ne nous forme à gérer ce genre de situation, et heureusement des associations bien plus compétentes dans ce domaine nous aident.

La violence peut également être directe, car comme toute figure d'autorité nous sommes régulièrement la cible de messages décrivant avec précision toute la haine que l'on peut susciter. Railleries, insultes, menaces diverses, ces gentillesses peuvent aller jusqu'au harcèlement, coups de téléphone à la famille ... 

Et plus globalement, sur un site comme jeuxvideo.com vous êtes en première ligne. Il faut vite mettre son égo de coté pour s'en sortir : la moindre de vos actions sera décryptée par les utilisateurs (voir par plein d'autres personnes attirées par un hashtag) et tous auront la certitude que vous faites mal votre travail, et qu'ils feraient bien mieux à votre place, malgré leur vision étriquée du problème. Et ça fait partie du travail de leur répondre avec diplomatie !

En résumé, si bien entendu les images violentes ne sont pas une partie de plaisir, il y a un pendant psychologique auquel on ne pense pas nécessairement mais qui est beaucoup plus difficile à gérer dans ce travail. Est-ce qu'on s'y habitue ? Pas vraiment, mais il y a là aussi des solutions pour éviter les problèmes : ne jamais poster sur un coup de colère, souffler régulièrement si il faut, etc. Et bien sûr les collègues sont toujours là pour le soutien.

 

Ce ne sont que des pixels

Sur un blog ça n'est pas évident à discerner, mais si vous avez l'occasion de discuter de ces sujets avec moi "en vrai" vous vous apercevrez que je parle de tout ça sans réellement me choquer, d'un air presque détaché. Bien entendu, le fait que je sois un connard insensible aide pas mal, mais la raison principale est aussi la règle numéro 1 quand on a à gérer ce genre de choses : il faut prendre du recul.

Je décris ici ma façon de gérer les choses, les collègues font peut être ça de manière très différente. Mais selon moi la prise de recul permet de vivre ça sereinement. Vous connaissez le couplet : c'est de l'Internet, c'est rien de réel, faut pas le prendre personnellement, etc. Tout ça est vrai mais il faut aller plus loin. Ce qui est important c'est de se souvenir de qui on est, de ce à quoi on croit et de pourquoi on le fait. Il faut devenir un robot : ces pixels ne sont que des pixels, nous ne pouvons rien faire pour changer le monde, notre boulot consiste simplement à rendre les forums propres. Ce propos est haineux, je l'efface. Cette image est immonde, je signale aux autorités et j'espère très fort qu'ils remonteront jusqu'à l'auteur.

Cette attitude détachée permet justement de garder la tête froide en toute circonstance et d'administrer la bonne sanction en toute circonstance ; c'est en s'agaçant inutilement que l'on commet des gaffes, en se montrant excessivement sévère par exemple.

Ça n'est pas tous les jours facile, bien sûr. Quand la vie personnelle n'est pas rose, cela se ressent dans la modération, on peut se montrer plus sévère qu'on ne le serait habituellement (nous sommes humains !). Il est donc important de bien couper régulièrement : prendre sa pause de midi pour faire complètement autre chose (genre écrire un blog tiens), s'aérer l'esprit. Par exemple, après une journée compliquée j'ai besoin de ne penser à rien, de vider mon esprit et d'y mettre de la guimauve. Et dans ce cas un épisode de My Little Pony fait parfaitement l'affaire. Je précise que je n'ai jamais dit que j'étais sain d'esprit.

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Pour conclure cet article, je tiens à rappeler que j'aime mon travail. Et surtout, je ne veux pas qu'on me plaigne ! Je ne donne pas une image reluisante de mon quotidien, mais comme dans tout métier il y a du positif à coté du négatif et j'aurai largement l'occasion de parler des bons cotés.

Et pour conclure cette conclusion, je tiens également à rappeler que je suis loin d'être le seul à prendre tout ça dans la tronche, le bon comme le mauvais. Alors clin d'œil appuyé aux collègues et aux modérateurs bénévoles ! C'est aussi parce qu'on est une équipe soudée que tout ça ne nous fait pas peur. Et on ne les remercie jamais assez, j'en sais quelque chose.

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J
MERCI DE PARTAGER TON QUOTIDIEN DE MODERATEUR DE JVC.COM CELA ME TOUCHE BEAUCOUP . LA BISE
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P
El famoso décadence...<br /> Que la sainte chancla est pitier de l'âme de ses fripouilles !
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G
Salut !<br /> Merci de partager ton quotidien. Il est vrai que les forums de JVCom peuvent être parfois brutaux, heureusement qu'il y a toujours l'équipe. Certaines images restent, certains propos marquent même si ils ne nous sont pas directement adressés <br /> C'est pour ça que j'ai toujours apprécié ta modération, toujours avec du recul et sans prise de partie, les faits toujours les faits !<br /> <br /> PS: Je trouve tes blagues presque toujours drôles.
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N
Salut, et merci !<br /> <br /> C'est clairement pas facile de conserver le recul nécessaire sur toutes les actions de modération, mais on essaye.<br /> Et merci pour les blagues, ça pour le coup c'est difficile à croire. :D